mardi 13 novembre 2012

EXTRAIT DE MON PROCHAIN ROMAN (parution début 2013)


VII - SED LEX

D'où je suis, mon champ de vision s'étend loin, jusqu'à un horizon agreste fait de labours de terre lourde, de haies basses à baies rouges et jaunes où piaillent en s'ébattant de minuscules oiselets, d'essarts que des chèvres grasses achèvent de défricher. À l'est, à trois lieues environ, les quelques fermes du hameau de Cramchaban laissent échapper de minces rubans de fumée blancs, comme cherchant à se faire haler vers l'éther par les lourds cumulus qui broutent l'azur.

Le petit homme roux, lui, est assis par terre, négligemment appuyé contre la souche d'un vieux saule, à la croisée des chemins. Les yeux mi-clos, il attend calmement son heure, le chuchotement feuillu d'une vague brise l'attirant doucement vers le sommeil. Il ne lutte pas contre l'engourdissement. À quoi bon ? Il a tout son temps. Et moi aussi. Chaque goutte de clepsydre est une langue moqueuse tirée à l'existence.

Il y a peu encore, il taillait une tige de roseau, cueillie au bord du bief, pour en faire un pipeau. À la suite de quoi, il en tira une note discordante qui fit fuir un grand héron gris, non loin. Il gloussa un rire satisfait. Une longue perche verdâtre, récupérée dans l'épave d'une barque quasi immergée, gisait dans l'herbe, à portée de sa main.

Le soleil se coucha dans le lointain, inondant de son sang doré le flanc des collines. La chevelure de l'homme prit des allures de braise incandescente. L'ombre des gibets s'allongea démesurément et bientôt l'astre disparut à l'horizon. Dans cet entre-deux qui précède le crépuscule et où frayent les deux mondes, je me mis à remuer un peu. Un vent frais se levait du nord-est.
Le rouquin, intrigué, ouvrit un œil pers et, avec une économie de gestes proche de la paresse, me donna un coup de perche. Il hocha la tête d'un air entendu.

« Trop tôt... fit-il simplement. Demain, peut-être... »

Il se leva en soupirant et disparut derrière un bosquet où d'épais ronciers étreignaient quelques vergnes jaunissants. J'entendis renâcler et le bruit sourd des sabots sur le sol. Il revint bientôt, portant sur l'épaule une paire de fontes de selle d'un cuir du même incarnat que son doublet. Il tira de la sacoche un bout de lard séché qu'il entreprit de mâcher avec application. Nulle faim ne vint me tirailler la ventraille, mais lorsqu'il se rinça le gosier du long trait de vin clairet qu'il fit jaillir de sa gourde en peau de daim, je pris conscience de ma soif, puissante, brûlante, déchirante comme la paire de tenailles rougies dans la pogne du bourreau... et surtout inextinguible ! Depuis quand étions-nous là, lui, moi et ma soif ? J'avoue avoir perdu toute notion du temps.

Bientôt, il se roula dans sa cape de drap carmin, se cala la tête sur ses fontes et s'endormit, insensible à l'humidité qui montait de la terre et commençait à former un léger brouillard.

Ce n'est pas tant que la nuit ou le jour passent vite, en ce qui me concerne. J'ai bien conscience du déplacement des astres dans le ciel, mais je n'y prends garde. Seule n'existe que ma soif. Seul le sang versé par la vengeance l'étanchera.

Il est étrange – amusant, presque – que deux hommes animés de raisons si diamétralement opposées en viennent à attendre le même instant avec chacun cette sorte d'impatience molle, qui agace les nerfs, mais pour laquelle on sait qu'il n'est aucun remède. Le moment est inéluctable : attendons.

Le corps étendu à mes pieds est légèrement gras, tiède, plein d'eau, salé sans doute... J'écoute la respiration régulière et légèrement sifflante de celui qui dort l'âme paisible. Et je rêve de l'instant où mes doigts rapaces enserreront sa gorge pour une dernière étreinte, pour un dernier regard d'yeux révulsés, nonobstant la cornaille, pour un dernier baiser de crocs. Adieu ma soif !

Des lambeaux épars me reviennent de mon passé récent. Il me semble encore entendre mes cris ; je clamais en pleurant mon innocence tandis que le bourreau me passait le chanvre au col. Dans la foule, au pied de l'estrade, un petit homme au poil roux, tout de rouge vêtu, me souriait gentiment. De ses doigts gantés de noir, il roulait une pierre imaginaire entre le pouce et l'index, puis faisait mine de la gober. Comment était-ce possible ? Il savait ! Il avait combiné tout cela, mon arrestation, mon jugement pour le moins expéditif... mon exécution !

Maintenant il est là, au pied du gibet où je pendille et il attend patiemment de pouvoir m'ouvrir le ventre. Mais il est une loi qu'il se doit de respecter, qui stipule qu'il est interdit de dépouiller un pendu, ce jusqu'à ce qu'il tombe...

Je sens mes tendons se relâcher... Ma langue est une corne noire et sèche, mes orbites sont vides, mes mains plus qu'os et peau. Je viens. Prépare-toi à m'accueillir, petit homme, Odon le Lapidaire a soif de ton sang... J'ai soif !

HL - 13/11/12

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